jeudi 13 octobre 2011

Jeux littéraires

En ce moment, je n'ai guère de temps pour écrire davantage que ces petits jeux, mais au moins ça permet d'entraîner la plume. Avec quelques collègues auteurs SFFF, nous nous lançons ces petits défis de temps à autre. Voici les deux derniers, ça donnera peut-être envie à d'autres de s'y mettre aussi :

Jeu numéro 4 : Piocher aux hasard deux mots dans un dico (ou ici) et en concocter une petite histoire.
(je suis tombé sur "amuser la galerie" et "estriqueur")

Amuser la galerie avec un estriqueur

Il savait bien que les navires derrière lui étaient faux. Il avait connu les vrais, autrefois, qui ne donnaient pas cette impression de légèreté sur l’océan. Oui, l’eau était d’un réalisme à couper le souffle, les couchers de soleil se reflétaient en mille teintes. Mais un vrai navire d’esclaves se déplace d’une manière plus pesante. On aurait du sentir, rien qu’à le voir, la pression qu’il exerçait sur la surface, comme s’il était à tout moment sur le point de passer sous sa ligne de flottaison.
Roberto se retourna vers son labeur. Les volets de la raffinerie de sucre s’ouvraient sur la plantation, où les nègres fauchaient encore et encore le même arpent... Des esclaves qui n’échangeaient pas un mot, qui ne tressaillaient jamais même quand il les haranguait depuis son abri. Eux aussi étaient faux.
Roberto soupira et se mit à estriquer le pain de sucre, tassant l’argile à blanchir dans les deux demi-cercles de bois. Il vissa l’étau pour serrer la forme. Comme un élève devant sa maîtresse, il inclina son oeuvre face à son reflet dans la baie vitrée. Après tout il était là pour ça, pour amuser la galerie. Un jour quelque part derrière le verre épais, ils avaient ouvert une porte ou une fenêtre et la lumière avait filtré. Il avait aperçu des silhouettes filiformes et un fond étoilé qui défilait. Puis de nouveau, son reflet, ses yeux fatigués, ses traits parcheminés par la poussière de sucre.
Ah, ils aimaient les vieux métiers. Voilà des mois qu’ils l’avaient enlevé à sa terre natale pour le coincer dans cet absurde imitation de la Louisiane. Eh bien les voyeurs allaient en avoir pour leur argent. Roberto brisa le pain de sucre et dégagea l’estriqueur. Il passa le cercle de bois autour de son cou et commença à visser.

Jeu numéro 5 : Jeux de mots et non-sens : composer un court texte à partir d'un thème.
(thème choisi : la main)

Quelques fois des touristes stoppaient sur la route du désert pour venir l'observer. Puis ils haussaient les épaules et repartaient. Droit comme un piquet, Billy tendait le bras devant lui, la paume vers le soleil brûlant. C'était plus facile maintenant, avec la crampe qui lui bloquait les muscles. Il se souvenait encore des paroles de Maman Vaudou, quand elle ne le frappait pas avec la chaîne qui fait saigner. "Tu auras toujours la main tendue" disait-elle.
Billy jeta un oeil a ses pieds. Le coeur de mouton qui pourissait sur la chaussée commençait à sentir mauvais. Les mouches zonzonnaient comme à la maison. "Tu auras le coeur sur la main" ricanait Maman Vaudou en tenant son crucifix à l'envers, dans la dernière cabane encore debout de Castleton. Le mouton, ça avait été dur de le tuer à mains nues, il avait fallu lui dévisser la tête pour qu'il se taise. Et maintenant, le coeur était tombé. Billy savait bien que s'il le ramassait, il n'aurait plus la force de se redresser pour respecter les préceptes maternels. Le poil qu'il cultivait dans sa main l'infectait jusqu'au poignet, avec des stries colorées qui partaient comme des veines depuis l'incision où il l'avait planté. Si ça continuait, peut-être aurait-il la main verte. "Tu n'es bon a rien, tu as un poil dans la main ! Simplet ! Simplet !" Billy versa une larme émue. Maman Vaudou lui manquait. Elle avait eu la main heureuse en dénichant le village abandonné aux planches moisies, dans les terres intérieures, loin, loin de Corpus Christi. Elle savait diriger son petit univers d'une main de fer. Et elle avait montré les rituels à Billy. Mais, honte à lui, il avait osé demander la main de Jenny, la fille dans le sous-sol qu'ils avaient creusé, Maman Vaudou et lui. Jenny venait de la ville et elle était jolie, avec ses mains liées au piquet et les petits bruits de souris qu'elle poussait derrière le bâillon. Billy ne se souvenait plus très bien pourquoi il s'était battu avec Maman, mais il avait du avoir la main lourde, parce qu'elle ne bougeait plus. Alors il avait franchi les collines et s'était arrêté sur la grande route, la frontière interdite. Le ciel entier était au-dessus de lui. Peut-être qu'en étant bien tout comme Maman Vaudou disait, alors elle reviendrait des nuages pour lui donner la main.